RONGORONGO :
UN NOUVEAU REGARD
SUR LA
BANQUE DE DONNEES
DE
MONSEIGNEUR FLORENTIN ETIENNE JAUSSEN
Page en
construction avril 2008
Copyright Lorena Bettocchi
Florentin Etienne
Jaussen, humaniste et linguiste, évêque
d’Axieri, fut nommé vicaire apostolique de Tahiti le 15
février 1849. En tant que membre de la congrégation des SS. CC. de Picpus, il
prit sous sa «juridiction» la lointaine
Ile de Pâques, dès lors qu’un membre de la congrégation fut présent sur l’île,
chargé d’une mission d’évangélisation. Monseigneur Tepano Jaussen, dans le
Pacifique, ne représentait pas la France[1]. Sa mission en qualité de Vicaire apostolique
s’acheva en 1884. Le 15 mai, c’est Monseigneur Verdier qui le remplaça. De 1884
à 1891, il se consacra à la réécriture de ses notes et le témoignage qu’il nous
a laissé constitue pour les Polynésiens une banque de données de valeur. Les
Pascuans l’appelèrent Tepano. C’était
leur manière particulière de
prononcer le prénom d’Esteban. Il aima et protégea le peuple Pascuan autant
qu’il le pût. En 1862, collaborant avec le gouverneur des Etablissements
français de l’Océanie, Monsieur de la Richerie, il lutta activement contre la
traite des Maori et œuvra pour leur
rapatriement. Il ne relâcha jamais sa vigilance à leur sujet. Il prit part à la décision qui envoya le frère Eugène Eyraud en éclaireur[2]. Le séjour du mécanicien français commença le
3 janvier 1863 et ayant été douloureux dès le premier jour, Monseigneur Tepano
Jaussen aida à la mise en place d’une deuxième mission. Le
Frère Eygène Heyraud, avait déjà une
expérience de 9 mois avec les natifs et fut épaulé cette fois-ci par le Père
Hippolyte Roussel qui avait accompli une mission de 10 ans dans les îles
Gambier et parlait la langue de Mangareva, proche de la langue rapanui. Le Père
Théodule Escolan et le Père
Gaspard Zumbohm prirent part à la mission, également. Tous professant à
Rapanui, sous la tutelle des Sagrados Corazones de Jesus y Maria, dont le siège
était à Valparaiso. La mission débuta le 3 mars 1866 et prit fin le 20 février
1871. Durant cette époque Monseigneur Tepano Jaussen ne visita pas l’Ile de
Pâques. Il s’y rendit en avril 1888 alors qu’il était à la retraite, et administra la confirmation à 188 indigènes[3]
LA BANQUE DE
DONNEES SUR LE RONGORONGO
Reprendre toutes
les notes de la banque de données sur le rongorongo constituerait un volume de
plus de 300 pages. Pour l’heure, nous
allons essayer de revoir cette banque de données d’une façon plus positive, car
on a souvent écrit que son répertoire n’était pas utilisable pour
déchiffrer le rongorongo. C’est
évident ! Tout d’abord pour la raison que les familles de signes sont
incomplètes du fait des tablettes perdues et brûlées. Il ne faut point rêver.
On ne lira jamais plus l’ancienne
écriture, si tant est qu’elle se lisait. Et pour l’autre raison que le
répertoire était parsemé d’erreurs. Mais
les informations collectées dès 1869 ont de la valeur en ethnolinguistique:
elles positionnent la manière d’appréhender
le rongorongo par un Pascuan,
ancien élève des écoles initiatiques, de
l’époque qui a suivi la chute du roi Nga-ara initié en écritures. Les souvenirs
en la matière furent bien pauvres, Monseigneur Tepano Jaussen le jugea
ainsi. Il laissa à la disposition des
actuels chercheurs, classées en différents lieux, Valparaiso, Rome, Chartres ou
Tahiti, les originaux ou copies des notes
manuscrites:
1)
La correspondance de Monseigneur Tepano
Jaussen
2)
Le manuscrit « L’empire
Maori »
3)
Les récitations de Metoro
4)
Le manuscrit « Écriture de l’Ile de
Pâques », qui a servi par la suite au Père Ildefonse Alezard pour publier
l’ouvrage à titre posthume
5)
Le répertoire provisoire des signes
boustrophédon
6)
Et diverses copies de documents comme les
photos de ses tablettes ou les photos de ses moulages, datant de l’époque où il était vicaire apostolique de Tahiti et
qu’il reçut Thomson (1886).
Nous allons
présenter quelques uns de ces différents documents :
I – LE MANUSCRIT « L’EMPIRE
MAORI » ET L’ECRITURE RONGORONGO
Sur
l’arrivée de la première tablette appelée « l’échancrée » item D et
la méthode de Metoro Taua a Ure, le
prélat nous laisse ce témoignage :
En 1869[4],
le R. P. Gaspard Zumbohm, de la congrégation des SS. CC. de Picpus, me rapporta
de l’Ile de Pâques une planchette de bois, trois fois grande comme la main, où
étaient gravés des caractères
hiéroglyphiques bien dessinés disposés en lignes droites. Evidemment c’était
une page d’écriture que j’avais sous les yeux, mais qui pourrait la lire et en
donner la signification ? Je fus
servi à souhait. Il y avait à Tahiti un indigène de l’Ile de Pâques, autrefois
élève des artistes ou savants maoris. Il prit la tablette, la lut ou plutôt
chanta d’un trait, et me donna la méthode pour la lire moi-même.
· Sur la
provenance du peuple maori et la toponymie :
Réfléchissant sur l’utilité de ma découverte, je me demandai si
cette écriture toute primitive ne pourrait pas servir á retrouver la patrie
première des peuples de la Polynésie.
Si des caractères semblables pouvaient être constatés là où De Rienzi,
Dumont d’Urville etc. ont placé le point
de départ de l’émigration qui peupla les
îles du grand Océan, n’aurait-on pas dans cette similitude comme une
désignation authentique du berceau de la race Maorie ? Plein de cette idée, j’écrivis un peu
partout pour que l’on fît des recherches, et en attendant je me mis á
l’étude de la Malaisie. Quelle ne fut pas ma surprise et ma joie lorsque,
parcourant des yeux la carte des Célèbes et des Moluques, je rencontrai à
chaque pas des îles, des caps, des montagnes, des rivières portant ces doux
noms que le Maori a importés en Polynésie ! Quel ne fut pas surtout mon
étonnement de reconnaître à Ceram, cette Savaii (Havaii, Havahiki) tant
chantée, d’où toutes les traditions font
venir les insulaires du Pacifique ! Oui j’étais bien en plein pays
maori : la langue, les chants, les traditions, les notes les plus précises
de nos navigateurs, tout s’accordait pour me persuader que j’avais enfin trouvé
ce que le savant Crawford avait vainement cherché : le nom et le siège de
la nation dont le commerce, l’industrie, la puissance et la civilisation ont
rayonné sur toute la Malaisie.
Cette nation au passé glorieux s’appelle la
nation Polynésienne ou Maorie ; le
siège principal de son antique dénomination fut en Malaisie, non pas à Java
comme le croyait M. Crawford, mais à Ceram, avec Savaii pour capitale.
C’est là ce que je me propose de démontrer.
Après quarante ans[5]
d’apostolat au milieu de ces peuples océaniens que j’ai tant aimés, j’éprouve
une bien douce satisfaction de contribuer, avant de mourir, à leur faire donner
la place d’honneur qui leur est due dans l’histoire et l’ethnographie.
Sur l’écriture du Grand Océan :
Ce n’est donc pas une témérité de
rapprocher nos Maoris des plus anciens habitants des Iles Malaises, voila
pourquoi lorsque en 1886 nous entreprîmes de retrouver le berceau des Rapanui ou Maoris de l’Ile de
Pâques, à l’aide de leur écriture kyriologique, nous envoyâmes ses spécimens de
nos tablettes à la Haie, à Batavia, à Manille et à Labuan (Nous en envoyâmes
jusqu’aux Comores, car M. Murger constata la présence des Maoris dans cette île
(Miss. Cathol. 1884). Nous espérions que la découverte de caractères
hiéroglyphiques semblables nous indiquerait le pont de départ de cette tribu
polynésienne, et aussi peut-être celui
de toute la race maorie. Une bonne réponse de Mgr Claessens, vicaire
apostolique de Batavia, entretint nos espérances, en nous annonçant peu après
qu’une écriture presque identique, feré eadem scriptura, se retrouve ça et là
sur les pierres aux Célèbes.
Une piste explorée
partiellement concerne les pétroglyphes des Célèbes. J’ai envoyé un grand
nombre de courriers avec quelques
réponses, mais sans grand résultat à ce jour.
Il nous faudrait insister.
Revenons au long
travail du prélat en présence de Metoro Taua a Ure qui fut écrit Taouaoure. Qui est cet homme émigré à Tahiti sur les
plantations de Brander ?
Taouaoure : malgré cet imprudent collage, car les longs patronymes
polynésiens sont malheureusement
hyper-collés, son nom nous renseigne sur ses grades et qualités : il est
taua[6], c’est donc un homme qui a la connaissance. Si
on reprend l’écriture de Tepano Jaussen Taua’O
Ure a He-Tuki, il avait probablement un office lors des fêtes (le ‘O est
la célébration) et était fils de (Ure a)
Hey-Tuki. Les Hey sont
descendants de la branche Miru. Il avait eu pour maitres Gahou (écrit
correctement cela donne Nga-hou), Rei-miro (nommé ainsi de par sa
qualité : il sculptait et écrivait les rei-miro) et Pao-va’a.
Ma recherche sur ces noms, dans les registres du Père Montinon en 1875[7] ne donna aucun résultat. Ces hommes étaient
décédés quand les missions s’installèrent à Rapanui, c’est pourquoi le Père
Roussel ne se heurta qu’au mutisme des Pascuans sur l’écriture tabou.
II – UN AUTRE
REGARD SUR LES RECITATIONS DE METORO ET LE RÉPERTOIRE JAUSSEN
De quelle manière Metoro récita-t-il ? Nous allons revenir
sur les écrits de Mgr Tepano Jaussen,
relatés dans l’ouvrage posthume par le Père Ildefonse Alezard, mais
auparavant, il nous faut réviser ses
notes, éditées par Thomas Barthel et
prendre deux lignes de la tablette Mamari (item C) pour exemple. Metoro commença par la face b de
la tablette. Thomas Barthel[8] décida de
la nommer verso. Et comme le
fera Ure Vae Iko en 1886, c’est-à-dire 15 ans plus tard, les premiers mots de
Metoro annonceront le caractère sacré de
l’écriture, le rituel et la protection de Dieu durant la lecture d’un document tabou.
E tapu-ki i roto. ‘O te hau-tea, ki te henua - E maro ! Rutua te pahu ! Rutua te maeva ! Atua ! Arero-rero! Atua ! hiko kura,
hiko ‘O tea kainga Te ao ko te Henua, Raa-ma, te ‘O,
Atua ! |
Voici une possible traduction
: Le savoir sur ceci est
tabou… Célébrons la paix des tribus,
la connaissance de la terre. Mettez vos atours de plumes, sonnez
les bienvenues dans les pahu. Le langage de Dieu est
grand Que Dieu favorise (hiko :
colle) l’harmonie et la lumière sur notre terre La lumière du soleil, Célébrons Dieu. |
|
Monseigneur Tepano Jaussen ne comprit pas les termes de ce rituel. Il
attribua quelques uns de ces mots à des signes de la tablette. Par la suite,
il constitua le début de son répertoire, tout en décrivant la valeur d’un
signifiant ou du signifié, selon sa
connaissance de l’orthographe rapanui,
déterminée à son époque[9] par le labeur du Père
Hyppolyte Roussel qui lui avait laissé
son premier dictionnaire manuscrit. C’est ainsi
que Monseigneur Tepano Jaussen
constitua la base sur les Dieux des anciens rapanui. |
En réalité, Metoro récita de la manière qui va suivre, que nous devrions davantage vérifier,
comprendre et valider, afin de retracer la
banque de données polynésienne comportant une « possible sémantique adaptée à l’époque, soit : 1869-1871.
C’est-à-dire ce qu’il restait du rongorongo en linguistique ! Aucune
lecture ne fut donnée mais il y eut des
informations intéressantes… Parfois Metoro décrivit physiquement le signe,
parfois il nomma le signifiant, parfois
il se hasarda à développer ses idées en
fournissant un ou plusieurs signifiés (cette manifestation fut rare). Au milieu du 19e siècle, les paroles anciennes du rongorongo et des rituels du roi Nga-ara étaient, selon le
témoignage de Ramón Te Haha à Catherine Routledge, plus développées en sémantique, mais à
l’époque de Monseigneur Tepano Jaussen, il ne restait que ces connaissances que
nous pouvons observer pour l’heure sur
deux lignes de la tablette Mamari[10], item C, verso ou face b
:
Rituel d’introduction et récitation
sur Cb1
Sections 5 : 1-3 ||||→ ki te henua, te maro, rutua te pahu, ←rutua te maeva [11] ||||
Section 630 : 6 |||| → manu rere || →ku a rere nga manu ki te ragi ||→ e aha ? te nuku e rua || koia ku
a huki || e niu tu || ki te ariki || e ka hua ra tona rima ||||
Section 311+71 : 1
|||| →koia ku a iri i ruga o te rima e o to vaha mea || manu moe ra || ki to mata, e nuku mata || hoe a ||
ko te rima || ku a oho
ki te vai || ma te ua ||||
|
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1- 290-
5- 1- 3- 57- 1- 3- 1f- 3+1+3-
20+3- 1+52- |
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|
3+1-
1+62- 630- 605+9- 95- 95- 205- 67- 522
6 |
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311+71- 670- 2- 95- 755?-
6- 6- 1
Récitation sur Cb2 Section 280 : 67 |||| E aha ? te honu ku a tapu || i
to maitaki o te hau tea ||
te hono huki maro ||
te ua || koia ara || ku a tuku ki to mata ki toona
tukuga || e kiore henua || pa-rei (pareil, mot français) niu ||||
Section
670 : 400 |||| moe te nga-hoe : ka moe i roto te henua || i he manu ra || ku a pua to hau || te kahi huga || kiore henua || manu rere || tonga manu, tonga ||
ka tu-u te toga o te manu|||| Section
657 : 379-13 |||| ku e
tapu no te manu || ku kikiu || i te henua koia ra || tagata tua ivi te henua || tagata rua ivi ki te henua|||| |
|
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|
280- 5-
280+3- 053- 207- 20f- 41-
380+1- 67+10f- 67-
|
|
||
|
|
||
730- 670-
1- 631- 571- 700-
380+1- 600+64- 600-
64- |
|
||
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|
||
657+ ?- 660 -
380+1 523f- 379+013 –
379+13 |
|||
Avec
le contenu ci-dessus pour preuve, il est hors de question de dire ou d’écrire
que Metoro lisait. Comme cela fut expliqué plus haut, il explique en langue
rapanui le signifiant et parfois un
signifié. C’est-à-dire qu’il aurait eu en quelque sorte la connaissance des mots du dictionnaire, sans les définitions ou si oui, seulement
quelques unes. Ces définitions sont à l’évidence, en 1869, les paroles
perdues.
Exemple :
Pour 670, en Cb2, qui pourrait correspondre au groupe verbal manu moe, en langue marquisienne, c’est-à-dire oiseau-qui-dort
ou la pleine nuit (entre autre signifiés), Metoro précise : moe te nga hoe, ceci signifie, la nuit, le sommeil des miens
(le sommeil des hommes), mais
encore… et il rajoute une phrase, ka moe i roto te henua, l’intérieur
de la terre dort (l’hiver, le sommeil de
la terre) et donne une autre
signifié de 670+1.
Intéressant ! Metoro était
parfois farceur, tout le long de ses récitations, mais il ne fut pas jugé nul en la
matière. Il ne fut pas traité de
menteur, comme cela fut dit à Ure Vae
Iko devant Thomson en 1886 et que l’Ancien se fâcha, en expliquant que les
paroles anciennes étaient perdues, mais qu’ils savaient encore un peu du
contenu. Et Monseigneur Tepano Jaussen de conclure :
« Outre que le mot est la
signification propre du signe, ce chant renferme un assemblage d’autres mots,
que la fantaisie de l’artiste y a ajoutés
et qui coutaient incomparablement plus à l’élève à retenir dans sa
mémoire que la simple signification du signe. Ecrire ces signes c´était un jeu
d’enfant : mais apprendre et savoir toutes les rapsodies de toutes les
tablettes, voilà le travail ! »
LE RÉPERTOIRE DES SIGNES BOUSTROPHÉDON DES BOIS D’HIBISCUS INTELLIGENTS
:
Constatant donc que Metoro se répétait souvent, avec une mémoire surprenante tout le long de
l’exploration, Mgr Tepano Jaussen
déduisit qu’un répertoire provisoire pouvait être extrait de toutes ces
informations. Il commença à le dessiner, recopia des significations, fit des
découpages, se fit aider, mais il n’eut
pas le temps de l’achever. Lorsque la Flore
passa par Tahiti, il montra ses notes à Julien Viaud, ainsi que la tablette
Mamari et le futur Pierre Loti en fit un calque.
Comment Tepano Jaussen jugea-t-il son propre répertoire des signes
boustrophédon ?
En 1886, le prélat écrivit
ceci : « Si je donnais le texte
entier avec la traduction exacte et les signes, mon travail aurait 225 pages
que personne ne consentirait à lire[12].
Au moment de commencer un travail des plus fastidieux, pauvre en signes, pauvre
peut-être en résultats, j’insère ici une réflexion de M
Jacquet[13] :
‘ Un alphabet est toujours de peu d’intérêt, surtout quand la langue qu’il
représente ne possède ‘point de littérature’ ; il faut cependant
recueillir ces petites choses pour commencer l’étude des grandes, pour donner
un jour quelques faits de plus à l’ethnographie. Ces minuties sont même
précieuses, quand elles viennent de cette seconde Asie[14],
si peu connue, où tant de races humaines se sont mêlées et ne se conservent
plus que dans quelques individus »
Monseigneur Tepano Jaussen avait ses états d’âme au sujet de son
répertoire, qu’il ne nous livra point de son vivant. Mais il nous laissa « ces petites choses pour commencer l’étude des grandes ».
La première grande étude du répertoire Jaussen fut réalisée par les Pascuans eux-mêmes à partir de 1936, après le départ de la
mission franco-belge. Alfred Metraux n’obtint rien des Pascuans auxquels il ne
restait plus aucun support. Les Miru récitaient durant leurs fêtes
annuelles, un chant poétique et nostalgique datant de la fin du 19 e siècle. Ce
chant était celui de Timo[15] et de la grande
récitation des signes qui avaient quitté définitivement l’île depuis 1886. Henri Lavachery finit par se lier d’amitié
avec ce peuple démuni des signes
anciens, spolié de leur écriture ancestrale et leur laissa le répertoire, car
les Rapanui n’avaient dans leurs mains que quelques lignes de deux tablettes
(la petite de Londres et la Aruku kurenga) que
Barnabé Te-ao Tori avait relevées d’après les photos que tenait Catherine
Routledge[16]
en 1914. La famille Te-ave détenait
également une reproduction manuscrite
d’une page du livre de Schulze-Mazier comportant un mauvais répertoire de la
Tahua[17]. À ce peuple spolié de son écriture ancienne,
Lavachery laissa le répertoire Jaussen
et découvrit par ailleurs quelque chose de surprenant : faute de
bois, les Rapanui recommençaient à écrire
sur des galets de basalte[18] afin de produire des objets d’artisanat
vendus aux visiteurs et officiers de la marine chilienne.
En 2003, en
constituant la banque de données polynésienne issue de tous les
témoignages, j’examinai durant un an et de très près les notes sur
le rongorongo et le répertoire Jaussen.
J’y rencontrai des erreurs en
sémantique dans chacune des pages. Le père Ildefonse Alezard n’avait donc pas vérifié, avec les dictionnaires de
l’époque, toute la partie linguistique
de son édition de 1893.
Rappelons que la sémantique appliquée au
rongorongo est la suivante :
·
Un signe (un dessin, un tracé rongorongo)
ou signifiant peut être décrit de plusieurs manières : il s’agit de
l’écriture du signifiant qui passe du dessin
à la langue rapanui puis à notre langage indo-européen ! Déjà, la
difficulté est énorme !
·
Ce signe contient un ou plusieurs signifiés
selon la tablette ou le niveau de langage de Timo, le lecteur des signes[19].
Comme un
dictionnaire qui contiendrait des termes,
des homonymes, des synonymes, des noms de personnes, des toponymes et
leurs définitions… ce qu’il restait du rongorongo en 1869 après la destruction
des tablettes n’est peut-être pas cela,
mais ressemblerait à cela : un
dictionnaire incomplet détruit, brûlé, avec la perte des définitions.
Ces définitions,
non encore déterminées pour la totalité des signes rongorongo par les
chercheurs qui ont tenté de les classer (et à force de chercher un syllabaire,
les données furent fatalement faussées),
ces définitions, les Rapanui se
proposèrent timidement de les faire connaître depuis 1869. Un fonds documentaire très maigre mais que nous ne pouvons occulter sur le plan
de la banque de données et de l’ethnolinguistique.
LES ERREURS DU
RÉPERTOIRE JAUSSEN :
Voici mes conclusions après un repérage des
erreurs[20], une étude déposée à la
DIBAM de Santiago du Chili et confiée en 2005
à Sergio Alejo Rapu, archéologue rapanui, descendant des Miru et donc héritier direct de l’écriture
rongorongo :
·
quelques énormités dans la description comme par exemple dans les oiseaux
« manu kahua aroaroa »
oiseau-cul-très-large ou quelque chose de similaire, nous n’osons le penser !
·
ou dans la formulation des signifiés, lorsqu’il y eut la traduction de la langue
rapanui en français ou en espagnol,
des erreurs comme mango niu-hi traduit par phoque
au lieu de requin-marteau, le
signifiant ne correspondant pas non plus au dessin…
·
quelques mots mahoi dérivés du tahitien,
des mots n’existant pas du tout,
·
ura, langouste,
traduit par écrevisses (des Iles du
Vent)… etc…
Soit environ
seulement une centaine d’informations
recevables sur un total de 549 signes
classés par familles : Dieux -
Hommes - Ciel - Terre -
Mer - Animaux terrestres - Oiseaux -
Poissons Végétaux - Ethnographie
- Signes composés. Caractères
symboliques - Actions - Imaginations.
Il est à noter que
la famille -Ciel- ne comporte point d’erreur et que les
signifiés qui y figurent sont très
proches de ceux expliqués par Ure Vae Iko et Kaitae à Thomson en 1886. Il conviendra à l’avenir de rapprocher les deux banques de données
donc, avant de tirer des conclusions hâtives visant à dévaloriser ces informations…
L’archéologue
Sergio Alejo Rapu jugea immédiatement,
d’après les erreurs que j’avais
répertoriées, ce qu’il était possible de conserver ou de
traduire correctement.
Soit de possibles acceptions. « Ceci
est ton domaine, lui dis-je. Le mien est de repérer les erreurs et de
constituer la banque de données ».
Et étant donné leur
nombre, force était de réviser les notes de Jaussen par rapport à lecture de
Metoro : et que cela fut sur Barthel ou sur le site de Jacques Guy
rongorongo.org désactivé pour des raisons que personne ne comprend, la
récitation ne correspondit pas toujours aux signes, découpés de cinq en cinq…
Recopier Barthel, ce n’était donc plus suffisant.
LE RÉPERTOIRE
JAUSSEN REVU ET CORRIGÉ PAR LES RAPANUI
>1936
En 1961 et 1978,
Thomas Barthel décrivit les pages
rongorongo des manuscrits des lépreux dans plusieurs ouvrages[21] comme émanant du
répertoire Jaussen, avec en plus, des signes créés et selon Barthel auquel rien n’échappait, des sections de la tablette de Londres Item K et de la Aruku Kurenga item B… Notons que sans leur écriture ancienne, à
partir de 1886, les Rapanui créèrent une autre écriture, cursive cette fois-ci.
Il est évident que
si nous les Européens avons mis plus de 100 ans pour voir et publier toutes les
erreurs du répertoire Jaussen, les
Rapanui ont mis un ou deux ans pour se
rendre compte des possibilités de
restructuration de cet ouvrage laissé par l’expédition franco-belge. Pourquoi ? Parce que c’était leur
domaine.
Ce que j’ai eu la
chance de découvrir récemment à Valparaiso, constitue peut-être une toute
petite flamme dans la connaissance du rongorongo, mais
cela est très important en ethnolinguistique dans la culture rapanui. Au cours de mon séjour comme professeur
associé de l’Université de Valparaiso, j’ai réceptionné en septembre 2005, afin
d’être analysées, 4 photos de documents manuscrits inédits. Je les ai nommés « Rongo Metua », le message des
anciens. Ces manuscrits sont différents
des autres dans ce sens qu’ils comportent :
·
un rituel d’ouverture de l’atelier
initiatique
·
ainsi que des corrections du répertoire
Jaussen.
Ces documents
apportent la preuve de corrections
intéressantes du point de vue de la structure de l’écriture et de la sémantique
liée aux signes, positionnant les connaissances des Rapanui après 1936.
De cet atelier, fut
créée la première tablette boustrophédon du XXe siècle, alors que les copies
des Items conservés au Museo de Historia Natural de Santiago n’étaient pas
encore revenues à Rapanui. Ceci constitue une banque de données rapanui,
polynésienne donc. J’ai fait part de mes conclusions aux Academies tahitienne
et marquisienne et la publication linguistique a eu lieu dans un dossier
spécial de Tahiti Pacifique Magazine. Une prochaine publication sera proposée
au CEIPP avec l’analyse complète de ces quatre documents et de la tablette qui
les identifie. (Musee d’Histoire Naturelle de Valparaiso numéro 1961/69) tracée par
Gabriel Veri-veri, descendant des Miru, alors que ses mains n’étaient
pas encore rongées par la lèpre.
Manuscrit Rongo Metua, dédié à la mémoire
de :
Tuu Maheke descendant de Hotu Matua,
de
la dynastie Miru,
à la descendance de Hotu Matua…
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l’analyse de ces 4 documents est sur ce site et sur Tahiti
Pacifique Magazine Dossier 185 sept.2006 – A ce jour j’ai retrouvé d’autres
documents.
Cet atelier qui fut
caché, occulté, mis de côté, car jamais
on n’a voulu tenir compte du degré de connaissance des Rapanui, a été dévoilé
et mis en lumière. Il est à présent
connu par l’élite intellectuelle chilienne et porté à la connaissance du
Conseil des Recteurs de Valparaiso par une publication des Actes de la IVe
Journée Historique et Maritime de Valparaiso (oct. 2006). Un grand pas en avant dans l’humanisme.
Cela
nous donne à réfléchir profondément, car avec cette preuve de leur
volonté de retravailler sur leurs signes, plus jamais nous ne pourrons écrire
que les Rapanui ne connaissaient rien à la structure morphologique de leur
ancienne écriture. La règle pour les
linguistes de la Polynésie est de n’occulter ou de ne sous-évaluer aucune
banque de données en la matière et de considérer qu’au milieu du Grand Océan,
Rapanui est
une terre ou les hommes,
comme
partout ailleurs,
sont dotés
d’intelligence et de raison.
La tablette
du renouveau culturel
Courtoisie
Museo de Historia Natural de Valparaiso ref : 1961/69
© Lorena Bettocchi
23 janvier 2008
Analyse
des pages du répertoire Jaussen
[1] L’Ile
de Pâques ne fut jamais française. La IV République et le Second Empire ne
s’intéressèrent pas à la terre la plus
isolée du monde !
[2] Englert, Sebastián. 1964. Primer
Siglo Cristiano de la Isla de Pascua 1864 – 1964. Imprenta Salesiana “La Gratitud Nacional”,
Santiago. - Notes de
Mgr Paul Mazé vicaire apostolique de
Tahiti (archives missions de Tahiti).
[3] ILE DE
PAQUES, Historique, écriture et répertoire des signes des tablettes ou bois
d’Hibiscus Intelligents - ouvrage à titre posthume rédigé par le R.P. Ildefonse
Alezard, de la Congrégation des SS.-CC. de Picpus, d’après les notes laissées
par le Prélat[3].
[4] 1868
dans un bon nombre de publications antérieures
à celle de Steven Fischer qui nous donne pour date fin juin 1869 (page
422) –
[5]
Monseigneur Tepano Jaussen écrit donc ce mémoire en 1889
[6] Taua,
tohuka, tohunga : sage, maitre d’un savoir faire.
[7] Avec la collaboration de Monsieur Edmundo Edwards, archéologue
chilien.
[8] Toutes les récitations de Metoro se trouvent
dans Thomas Barthel - Grundlagen Zur Entzifferung der
Osterinselschrift (page 190 : la
récitation de Metoro sur la Mamari).
[9] L’orthographe de l’arero rapanui n’était pas
encore structurée en 1869-1891.
[10] Toute la restructuration du chant de Metoro peut
s’imprimer : sur www.ile-de-paques.com,
chapitre astronomie et tablette Mamari.
[11] Metoro
est probablement inspiré par les percussions
tahitiennes : le toéré, tronc de bois avec un creux dans sa
longueur, sur lequel le musicien tape avec une baguette. Utilisé durant toutes
les célébrations. Le pahu coquillage dans lequel on souffle pour appeler ou
annoncer l’arrivée de visiteurs… Il n’y en a pas à Rapanui.
[13]
Jacquet M. 1831 Considérations sur les
alphabets des Philippines page 19.
[14] C’est ainsi
que l’on nommait les îles d’Océanie à l’époque
[15] Le
chant est « Timo te ako-ako », dédié aux ancêtres, au retour des
signes et de Timo, le lecteur. Manuscrit
d’Esteban Atan Vol. II: Miscelanea. Monograph of the School
of American Research and the Museum of New Mexico : chapitre des Old Ones par
Thomas Barthel.
[16] Fonds
documentaire de Catherine Routlege au British Museum de Londres,
Vol VII, notes sur le rongorongo
tau.
[17] Schulze-Mazier 1932
Munich Die Osterinsel Fig 21.
[18] LAVACHERY, Henri. 1935
Île de Pâques, Ed. Bernard Grasset. Paris. pp. 250-251.
Les pierres gravées d´écritures sur www.ile-de-paques.com.
[19] Il fut
un temps ou Timo était même le sorcier !
[20] Erreurs sur le répertoire de Monseigneur
Tepano Jaussen, depôt à la DIBAM
de Santiago du Chili sous le numéro
161013 - 2006
[21] BARTHEL Thomas, 1978. The
Eighth Land. The Polynesian Discovery and Settlement of Easter Island. The University Press of
Hawaii, Honolulu. Old Ones page 387, et
dans Heyerdhal, 1961. Reports of the Norwegian Archaeological Expedition to Easter Island and
the East Pacific, Vol. II: Miscelanea. Monograph of the School
of American Research and the Museum of
New Mexico.